RDC : GORILLES EN DANGER
En république démocratique du
Congo, dans le parc national des Virunga, il ne reste guère plus de 600
spécimens de cette espèce menacée.
Regard sombre et geste lent,
comme les boxeurs endurcis, Kabirizi soigne ses plaies en silence. Avec sa
salive, nonchalamment, le silverback désinfecte la balafre qui entaille sa
joue. A près de 30 ans, il arbore ses cicatrices comme autant de médailles. Ce
sont les séquelles des duels féroces qu’il a remportés pour conquérir ou
défendre sa harde. La morsure qu’il soigne lui a été infligée par son fils, Masibo,
celui pour lequel les gardes disent qu’il avait un faible, au point de l’avoir
gardé près de lui bien après l’adolescence. Masibo est devenu un blackback, un
adulte au poil noir. Et, maintenant, il se révolte. Chez les gorilles aussi,
les drames œdipiens font souffrir.
« Le king n’en a plus pour
longtemps. Il faut qu’on surveille ça de près », explique le chef pisteur.
Devant le singe, l’homme prend garde à tenir la tête penchée, en signe
d’humilité. « Je le connais bien. Il est ombrageux mais pas méchant. Il faut
juste lui montrer qu’on se soumet. » Surtout quand la douleur le rend
particulièrement mauvais… « S’il se lève et charge, ne partez surtout pas en
courant. »
Capable d’abattre un ennemi à
mains nues ou de transformer un tronc d’arbre en bélier, Kabirizi est la star
des pisteurs congolais. Comme lui, tous les gorilles du parc national des
Virunga sont sous haute protection. Leurs caractères sont répertoriés. Ils ont
reçu un nom, et même une sorte de carte d’identité avec leur empreinte nasale,
le réseau de petites rides autour de leurs narines. Car ils appartiennent à
l’une des espèces les plus menacées : les gorilles des montagnes, ou « Gorilla
gorilla », environ 600 spécimens qui vivent en liberté dans les jungles
d’altitude à flanc du mont Mikeno, au cœur de l’Afrique. « Ce qu’il y a de
merveilleux, avec les gorilles des montagnes, assure Emmanuel de Merode, le directeur
du parc, c’est leur gentillesse. Quand on pénètre dans la jungle pour les
rencontrer, on se sent accueilli comme dans une famille d’humains. » Emmanuel
de Merode a pris la tête du parc en 2008. Ce père de famille de 44 ans, issu
d’une lignée princière, cache derrière un sourire presque enfantin une volonté
hors du commun. Avant de devenir lieutenant-colonel et de prêter serment au
drapeau de la République démocratique du Congo, il était anthropologue.
Loi du profit contre droit
international : combien de temps les gorilles vont-ils encore tenir dans le
parc des Virunga?
«Nos espèces se sont séparées à
l’époque de l’australopithèque », explique-t-il, évoquant nos ancêtres communs
qui vivaient ici il y a cinq à huit millions d’années, raison pour laquelle
nous partageons encore plus de 98 % de notre ADN. Emmanuel est un intellectuel
qui se déplace armé. Car ceux qui viennent à la rencontre des gorilles n’ont
pas tous son intelligence et sa sensibilité. Aux Virunga, on ne croise pas que
des scientifiques et des touristes.
Au printemps 2007, des
braconniers en armes ont tenté d’abattre Kabirizi. « La logique, si l’on
cherche à massacrer une famille, c’est de commencer par le silverback »,
explique le sous-directeur Innocent Mburanumwe, responsable du secteur sud du
parc. A l’époque, les braconniers ont tué une femelle de son clan, avant
d’avoir affaire à lui.
« Aux traces qu’ils ont laissées,
se souvient Innocent, on a dénombré au moins trois ou quatre assaillants avec
des kalachnikovs. Kabirizi les a affrontés à mains nues. Il a arraché des
arbres pour les charger, et a réussi à les faire fuir. Quand on est arrivés, le
king avait tout déraciné sur des dizaines de mètres… » Le garde en reste
admiratif. Les tueurs se sont alors rabattus sur un chef moins puissant,
Senkwekwe, qu’ils ont tué avec tous les siens. C’est lui, le grand mâle porté
par une dizaine de villageois sur un brancard de bambou, dont l’image a fait le
tour du monde.
Les gorilles ont longtemps été
chassés pour leur viande. Puis comme trophées, leurs mains devenant des
cendriers géants et leurs crânes des presse-papiers. Certains trafiquants ont
aussi mandaté des braconniers pour attraper des bébés qu’ils revendaient aux
cirques et aux zoos. Cette chasse a pratiquement conduit l’espèce à
l’extinction. Elle ne fut sauvée, dans les années1970 et 1980, que grâce au
travail d’une poignée de primatologues, dont Diane Fossey, immortalisée à
Hollywood sous les traits de Sigourney Weaver dans « Gorilles dans la brume».
Mais, aujourd’hui, ce n’est plus le simple braconnage qui les met en danger. Si
les hommes en armes ont massacré des gorilles, c’est moins pour rapporter un
butin que pour détruire un sanctuaire.
Le royaume des gorilles est un
parc naturel, grand comme un département français, situé dans une des zones les
plus instables d’Afrique, les Grands Lacs. Plus de vingt ans de guerre y ont
fait cinq?millions de morts et des millions de déplacés. Ses ressources,
interdites, sont de plus en plus désirables. Beaucoup rêvent de pouvoir y
cultiver un lopin de terre. Dans ces contrées presque sans électricité, le
charbon de bois est le moyen le plus commode pour chauffer l’eau et la
nourriture.
Alors, la stratégie est double :
s’en prendre aux gorilles, qui sont la raison d’être du parc, ou à ceux qui les
protègent, les 600 gardes aux uniformes vert olive. Sous les grands arbres, une
guerre se livre depuis vingt ans. Elle a fait plus de 140 morts parmi les
gardes, tués par les braconniers ou par les groupes armés qui infestent le
Nord-Kivu. En avril dernier, Emmanuel de Merode, lui même, est tombé dans une
embuscade. Il roulait sur la route de Goma, la capitale de la province. Sa voiture
a été criblée de balles. Atteint au poumon et au foie, il est parvenu à se
traîner dans un sous-bois où il a été laissé pour mort. Après des heures
d’opération et deux jours de réanimation, il a été sauvé. Dès la fin de sa
convalescence, il reprenait ses fonctions. « Trop de gardes ont donné leur vie
en défendant l’idéal de ce parc pour que je me débine au premier problème »,
affirme-t-il.
L’enquête pour trouver ses
agresseurs suit son cours. Beaucoup suspectent les « charbonniers », dont le
business clandestin rapporte près de 33?millions d’euros par an. Et même
certains éléments de l’armée nationale congolaise, gangrenée par la corruption
et des mutineries. La tentative de meurtre a eu lieu sur le territoire du
colonel Basile, un officier dont les liens avec le charbonnage clandestin sont
notoires. Face à la justice, Basile a nié. Il demeure en fonction. « Mais c’est
sûr qu’il est impliqué », affirme Innocent Mburanumwe, en charge de l’enquête
côté parc. Pourtant, aux yeux de cet officier de police judiciaire, Basile ne
serait qu’un pion. « Derrière lui, il y a le major Farouzi, nettement plus
dangereux », avance-t-il. Ce membre des services de renseignement de l’armée
est un des plus farouches ennemis du parc. Il a été filmé en caméra cachée dans
un documentaire en train d’essayer de corrompre des gardes et des officiers
pour qu’ils trahissent le parc ou dénigrent ses dirigeants.
Emmanuel de Merode est le
meilleur rempart du parc, et c’est pourquoi on a voulu l’atteindre
Le major Farouzi est également accusé
de servir les intérêts d’une compagnie pétrolière, Soco, ce que celle-ci dément
fermement. La firme a obtenu des autorités de Kinshasa un permis pour explorer
de possibles nappes pétrolifères dans la zone. Mais, face à la polémique, elle
a promis d’épargner le parc, après avoir mené une campagne d’exploration en son
cœur, sous les eaux mêmes du lac Edouard, une réserve exceptionnellement
poissonneuse. Basée à Londres, Soco a ainsi mis en péril pendant des années ce
sanctuaire naturel classé au patrimoine mondial de l’humanité. Sous la
pression d’une campagne internationale, l’entreprise a quitté le territoire à
l’été 2014 et réitéré récemment son engagement de ne faire aucune exploitation
dans le parc sauf en cas d’accord de l’Unesco et du gouvernement congolais.
Mais beaucoup la suspectent de continuer son activité de lobbying pour tenter
de convaincre les autorités que l’activité pétrolière dans le parc ne serait
pas incompatible avec son statut de sanctuaire naturel protégé. Interrogé par
nous sur ses liens avec Soco, le major Farouzi, nous a renvoyés vers la
société qui, depuis Londres, a refusé de commenter autrement que par une lettre
de menaces judiciaires.
Sur les rives, plusieurs pêcheurs
ont déjà été menacés par des éléments de l’armée sous les ordres de Farouzi.
Et, sous la garde de ses hommes, deux opposants ont été retrouvés morts cette
année. Ils portaient des traces de torture. Joint par téléphone, le major
Farouzi nie toute implication dans la tentative de meurtre d’Emmanuel de Merode.
Pour Innocent Mburanumwe, cela ne fait pourtant aucun doute. Emmanuel de Merode
est le meilleur rempart du parc, et c’est pourquoi on a voulu l’atteindre.
« S’il disparaissait, ce serait une catastrophe », affirme-t-il.
Loi du profit contre droit
international : nul ne sait combien de temps encore le havre des Virunga pourra
tenir. Pendant que Soco travaille son lobbying à Kinshasa, les défenseurs du
parc, à Londres, lui intentent un procès. L’actuel bras de fer est une question
de vie ou de mort aux yeux d’Emmanuel de Merode. Pas seulement pour lui et ses
gardes, mais pour l’ensemble de la région et des espèces menacées, à commencer
par les gorilles. « Si l’on cède sur le pétrole, c’est le principe du parc qui
s’effondre. On ne peut pas imposer de gros efforts de conservation naturelle à
des dizaines de milliers de familles congolaises et laisser une multinationale
contourner la loi.»
On sait qu’humains et gorilles
sont des espèces si proches qu’elles peuvent facilement se contaminer. Il faut
rester éloigné à plus de 7 mètres, porter un masque, être discret. Aux Virunga,
seul un tiers des familles de gorilles sont « accoutumées » à l’homme, capables
de tolérer sa présence sans partir en courant. Mais que vaut la magie de la
rencontre face à l’appétit des hommes ? Pourtant, Emmanuel en est sûr, les
gorilles ont beaucoup à nous apprendre. «Quand on les observe, c’est comme
regarder dans un miroir qui nous renverrait l’image de ce que nous étions il y
a des millions d’années. » Les gorilles des montagnes sont peut-être notre
passé. Nous ne sommes pas leur avenir. Celui-ci se joue loin du parc, dans les
palais de Kinshasa ou les tribunaux de Londres, dont ils ne connaissent pas les
lois. Dans la jungle des hommes.
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