MOHAMED ALI, PORTE PAROLE DE TOUS LES "NEGRES" DU MONDE
Acteur, directeur du Festival «
Récréthéâtrales », qui a rassemblé à Ouagadougou plus de 150 artistes au moment
même de la révolution populaire qui a chassé du pouvoir Blaise Compaoré,
Etienne Minoungou présente au Théâtre « Le Public » le spectacle qu’il a créé
en Avignon, « M’appelle Mohamed Ali », sur un texte de l’écrivain congolais
Dieudonné Niangouna. Il prépare aussi son spectacle suivant, une adaptation de
« Cahiers d’un retour au pays natal » de l’écrivain martiniquais Aimé Césaire,
mais dans l’immédiat, c’est l’actualité qui le touche…
« Comme tout le monde, je suis
bouleversé par l’attentat contre Charlie Hebdo. Mais sur les sites africains,
je lis des réactions discordantes : des gens qui disent que les Européens, au
moins savent célébrer leurs morts…En Afrique, Boko Haram a tué une centaine de
personnes, de très nombreux journalistes ont été assassinés, au Burkina Faso,
en République démocratique du Congo, mais la capacité d’empathie ne se
manifeste pas…Il y a en ce moment un vrai débat sur Internet…Les internautes
s’interrogent aussi sur les valeurs que la République française défend au delà
de ses frontières… »
Au delà du combat du boxeur
Mohamed Ali, qui disputa à Kinshasa en 1974 le match du siècle contre Joe
Foreman, quel est le véritable sens du texte de Niangouna que vous interprétez
?
« Quand il parle de « Noirs »,
Dieudonné Niangouna fait évidemment référence à la lutte pour les droits
civiques menée par les Noirs aux Etats Unis, mais le deuxième sens de son
texte, qui m’amène à le porter, c’est d’évoquer les « nègres » du monde. Nous
sommes dans une société néo libérale où le projet le plus évident c’est de
rendre tous les humains taillables et corvéables à merci, les rendre « nègres
». au sens large. Dans ce sens là, le texte évoque alors la condition des
exclus, des exilés, de tous ceux qui sont en marge aujourd’hui, laissés sur le
bord de la route…C’est au début des années 2000 que je m’étais lié d’amitié
avec Dieudonné Niangouna, écrivain de Brazzaville. En 2009, je lui ai demandé
d’écrire pour moi un texte sur Mohamed Ali, car j’étais toujours interpellé à
propos de ma ressemblance physique avec Cassius Clay. Lorsque j’ai découvert la
dernière version du texte qu’il avait rédigé, en 2012, j’ai été saisi par
l’émotion, cela collait pile poil tant il avait écrit au plus près de ma vie,
de mes combats, de mes rêves. Il était venu au village sur la tombe de ma mère,
nous avions tant parlé et je retrouvais tout cela dans la pièce…A Paris, nous
avons eu une seule discussion, à propos de Mohamed Ali, du sport , de son
combat. Des 47 pages du texte très dense, j’en ai retenu 27, sur lesquelles
j’ai travaillé, monté la dramaturgie. Lorsque j’ai joué à Brazzaville, avec de
l’autre côté du fleuve, les silhouettes de Kinshasa et du stade où s’était passé
le vrai combat contre Foreman, Niangouna était en larmes, comme si j’étais
entré dans son imagination… J’étais rassuré. »
Comment avez vous fait pour vous
identifier au personnage de Mohamed Ali, rendre compte de sa vie, de ses
combats ?
« C’était de l’ordre de la
rencontre…J’ai relu le livre magnifique de Norman Mailer, « le combat du siècle
», j’ai regardé les films, dont « When we were kings » (quand nous étions
rois), où Mohamed Ali joue son propre rôle, essayé, en, regardant You tube, de
retrouver les jeux du visage, de la tête, la gestuelle de la main, la manière
de parler, de retrouver ses défis, son impertinence, son humour… J’ai regardé
les films de tous ses combats, essayé de comprendre pourquoi Ali était toujours
plus fort que les autres : c’est parce qu’il menait un autre combat que la boxe
seule. Foreman était plus noir que Mohamed Ali, mais lui, il avait une
conscience politique de son art. Pour lui, la boxe c’était un prétexte ; il ne
se battait pas seul mais avec un peuple. C’est pourquoi à Kinshasa, il est
sorti, il est allé dans les marchés, à la rencontre de la population et les
Congolais –100.000 spectateurs présents au stade- se sont reconnus en lui…
Moi aussi sur scène, je n’ai pas
voulu sauver ma peau d’acteur, réaliser une performance, mais exprimer le rêve
que portait Mohamed Ali. J’ai vu, à Avignon, que cette clé fonctionnait…Sur le
ring, il parlait beaucoup et soignait particulièrement son allure physique, il
veillait sur sa beauté, sa grâce, afin d’exprimer la dignité et j’ai essayé de
travailler cette élégance…
J’ai joué à Ouagadougou, Abidjan,
Cotonou, et découvert que les gens s’identifiaient encore à Mohamed Ali, il
demeurait comme une incarnation de ceux qui n’ont rien, mais tentent de
conserver leur dignité. D’exister sans nécessairement choisir l’exil. L’une des
phrases du texte, « l’Afrique, c’est l’avenir du monde… » a particulièrement
touché les jeunes…
A Ouagadougou, dans votre pays,
vous avez fondé les « Récréthéâtrales », cette résidence d’écriture et de
théâtre suivie d’un festival, qui a joué un rôle particulier durant les
derniers évènements menant à la chute de Compaoré…
En 2002, j’ai créé les
Récréthéâtrales comme un espace de travail, de réflexion pour tous les
professionnels du théâtre en Afrique. Auparavant, y avait des festivals, mais
pas d’espace « résidence », où les compagnies pouvaient venir travailler, se
former, mener des recherches autour de l’écriture, de la mise en scène, du jeu
d’acteurs. Au fil du temps, c’est devenu l’un des plus grands espaces de
création en Afrique où j’au accueilli entre 200 et 250 artistes, scénographes,
comédiens, techniciens. C’est en 2008 que nous avons décidé de quitter les
lieux institutionnels consacrés au théâtre pour nous rapprocher des gens et
investir les quartiers populaires et en particulier les cours familiales,
espaces traditionnels des relations sociales, les demandes en mariages, les
funérailles… Le théâtre devait trouver son vrai public, son véritable sens.
Dans ma langue, en moré, on dit que le théâtre est un espace de discussion
sociale pour « élargir la parenté ». Nous devions donc sortir des théâtres pour
jouer dans les parcelles, lieux de la vie sociale. Il fallait aussi créer les
conditions techniques pour que ce déplacement n’appauvrisse pas les conditions
de travail de l’artiste, et nous avons mis en place un laboratoire de réflexion
sur la scénographie, qui a fini par créer des structures mobiles, montables et
démontables. Cela nous a amenés à une autre révolution : désormais on ose
parler du « théâtre à l’africaine » comme un parle du « théâtre à l’italienne
». Il s’agît d’une identité, d’un langage qui nous est propre et que nous
pouvons partager avec le reste du monde…
En 2014 quel fut le lien entre
les Récréthéâtrales et la révolution en cours ?
En 2008, notre thème était «
transgression », en 2010, c’était « indépendantriste », ou le désenchantement
des indépendances, en 2012 c’était « l’insoumission » et en 2014, dès janvier,
nous voulions travailler au départ de la phrase suivante, extraite de Mohamed
Ali : « tenir la main au futur, qu’il ne tremble pas, qu’il sourit… » De
janvier jusqu’octobre les jeunes proclamaient « nous voulons ouvrir les portes
de l’avenir, nous ne voulons pas payer un prix pour notre liberté mais s’il le
faut, on va le faire ». Loin de la « stabilité », du « progrès » prônés par
Compaoré, les gens exigeaient aussi de pouvoir « rêver à autre chose » et ils
l’exprimaient sur les pancartes…
L’un des leaders du « Balai
citoyen » qui joua un grand rôle durant les évènements, Serge Bambara, dit «
Smokey » était impliqué comme comédien rappeur dans une des créations « nuit
blanche à Ouagadougou ». En même temps, il avait créé une sorte de vigilance
citoyenne sur la gouvernance. Smokey et ses comédiens déployaient un énorme
effort de sensibilisation : lors du festival, le jour, ils participaient aux
rassemblements sur la place de la révolution, le soir ils revenaient au théâtre
; les aller retour entre le théâtre et la rue étaient constants.
Le 29 octobre, alors que Smokey
était sur la place de la révolution où il organisait les ambulanciers pour
transporter les blessés, 300 personnes étaient dans la salle, attendant son
spectacle. Il finit par arriver, par jouer devant une salle pleine et à la fin,
il expliqua ce qui se passait, les blessés, les gaz, disant aux gens « demain,
vous devez sortir : il faut empêcher le vote de la loi modifiant la
Constitution. Le lendemain, 30 octobre, tout le monde y est allé et nous avons
assisté à la prise de l’Assemblée nationale, suivie de la chute de
Compaoré…C’est cela aussi le théâtre, cette possibilité de porter des rêves
collectifs, d’inciter les gens à agir… »
Entre les Récréthéâtrales et la
fureur du peuple, il y avait un lien…« Mohamed Ali » était chez lui. Soudain,
il y avait adéquation entre la scène et la rue…
En 72 heures, un peuple pauvre,
largement analphabète, a réussi à faire partir un dictateur riche, malin,
soutenu…
C’est un exemple que l’on peut
donner au reste du monde…
Commentaires